16 novembre 2016

The China Experience – 41/ The Yangshuo Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002

Expérience précédente : The Guilin Experience.
Dacollage ici.


18 novembre 2002 – 24 novembre 2002 : The Yangshuo Experience, Yuangshuo (Guangxi)

Et c'est là... que le cauchemar... commence...

Je parviens à Yangshuo complètement épuisé en fin de matinée. Je me trouve une place dans un dortoir d'une demi-douzaine de lits, rempli à ras bords de touristes.

Yangshuo me fait peu ou prou la même impression que Dali : le Lonely Planet dit que c'est un endroit fabuleux, plusieurs voyageurs m'en ont fait les louanges, mais après Lijiang c'est complètement quelconque et sans âme.

Il est temps de mettre les points sur les i. J'adresse à ma princesse un email où je lui fais part de mes inquiétudes et de mon intuition. Je lui demande de me dire de quoi il retourne, de me rassurer ou de m'annoncer une mauvaise nouvelle, mais de ne pas me laisser dans cette incertitude pesante.

J'enchaîne les terrasses et bois des litres de cafés, me sentant somme toute plutôt bien en dépit du bordel qui s'annonce. Dans une semaine à l'heure qu'il est, je serai dans l'avion. C'est très curieux cette idée de retour. J'ai l'impression d'être parti depuis des années. Je me sens si loin de ma vie là-bas... Déjà que j'étais paumé en revenant de deux mois en Inde, ça risque d'être encore pire cette fois-ci ! À la fois, j'ai des tas de projets sur le feu, sans parler de ces problèmes d'appartement à régler dès mon retour ! Histoire de me motiver, je consigne de nouvelles idées : je voudrais bien que Da Boostemp compose un instru electro-bossanova, histoire d'ajouter un titre un peu smooth à notre répertoire. Et puis je repense à la proposition de mon ami Martin Rodde : une performance lecture-duel de L'échelle des anges de Jodorowsky, accompagnée d'un match de catch et d'improvisation musicales. Cette acte de démence, que Martin nomme Martin & ses Antécédants Vs. Madcap & ses Newedenfreaks, aura finalement lieu au ]Kraspek Myzik[ en 2006. Je ne me sens pas encore tout à fait prêt pour cela, mais je me demande ce que donnerait un duo entre nous, étant donné que marier son univers chanson à mon univers electro est à peu près aussi incongru que de prendre Reno Bistan comme guitariste (cf. mon rêve quelques semaines plus tôt). Et à la fois, il y a un point commun entre son travail et le mien : une démesure, une folie douce qui nous caractérise tous deux !

Je bois mon énième café au milieu d'un capharnaüm : U2 d'un côté, une compile Café del Mar de l'autre, et « un connard qui parcourt la rue en jouant de la flûte au milieu ». Cette petite phrase anodine à propos d'un flûtiste chinois prend la couleur d'une ironie douce-amère lorsque l'on sait ce qui va se passer ensuite.

Je continue d'arpenter le quartier piéton bondé de backpackers. On m'aborde pour me louer un vélo, me vendre de l'herbe, me faire un massage (et une pipe avec, sans doute), me montrer des cadeaux-souvenirs, me faire faire une randonnée dans les campagnes alentours et j'en passe... Le coin n'est pas désagréable mais tous ces marchands de tapis me tapent sur le système. Je me demande par quel miracle Lijiang, pourtant très touristique, échappe à ce phénomène.

Installé à une autre terrasse, celle du Happy Star Café, je continue de me shooter à la caféine. Là, je formule pour la première fois l'idée de vivre quelque temps en Asie, d'y donner des cours d'anglais ou de français pour vivre si ma création littéraire ne me le permet pas. Cette idée ne m'abandonnera plus jamais. Je songe aussi que la fille aux yeux de miel m'a quitté parce que je n'étais pas assez léger ni assez indépendant et la rouquine parce que j'étais trop léger et trop indépendant. Je me demande où est la logique dans tout ça... Je me demande aussi pourquoi je suis en train de perdre ma princesse indienne... Je voudrais en tout cas saupoudrer un peu de modération sur ce plat épicé qu'est devenue ma vie. Mais cela est difficilement conciliable avec mon métier d'artiste. L'art ne peut être que sauvage, déchaîné. L'art se doit d'explorer les extrêmes. Mon défi, dans les années à venir, sera de continuer à le faire dans mon travail, tout en cessant de le faire dans ma vie.

Le flûtiste chinois continue de déambuler dans le quartier, comme décidé à me poursuivre d'un bar à l'autre. J'écris cette seconde phrase prophétique, qui me fait hurler de rire avec le recul : « Dieu sait que j'aimerais flinguer ce putain de flûtiste qui vient me casser les couilles toutes les vingt minutes ! ». Si j'avais su...

En lieu et place de tuer le flûtiste, j'entame une conversation avec Sunny, la serveuse du café. Elle a à peu près mon âge. Elle porte un léger blouson de cuir qui lui donne un air un peu rebelle. Pourtant, de rebelle, elle n'a rien. Un peu timide, douce comme une plume, souriante... Elle est belle comme un cœur, je la kiffe mais je ne suis ni célibataire ni libre de rester ici.

Et puis je vais m'écrouler dans mon dortoir et je pionce douze ou treize heures. Dans un rêve, ma princesse indienne m'annonce qu'elle m'a quitté pour un autre. C'est un rêve qui n'a rien de surréaliste, c'est trop criant de vérité pour être ignoré.

Deuxième journée à Yangshuo. Je me réveille aussi minable que si le rêve avait été réel, et rien ne parvient à me libérer de la sensation qu'il l'est. Au cyber-café, néant, pas un mot de ma princesse. Alors d'un coup c'est comme un grand coup de poing dans ma gueule. Le rêve était réel. Je connais ma princesse, elle n'est pas du genre à quitter un homme tout court. C'est comme un hurlement dans les bas-fonds de mon subconscient : « arrête de te raconter des histoires, le rêve était réel ». Il est seize heures vingt-huit. Ma princesse indienne m'a quitté pour un autre. Je n'arrive pas à y croire, moins encore à comprendre comment je puis en être si certain, mais je le suis. J'ignore ce qui se passe alors dans mon organisme, quelle hormone toxique mon cerveau lui ordonne soudainement de secréter mais mon corps est envahi d'une souffrance physique assez indescriptible. Elle m'a quitté pour un autre. C'est bien pire que tout court. Alors je m'écroule intérieurement, anéanti. Ce sentiment dépasse tout ce que je pouvais imaginer lorsque j'évoquais l'idée de la perdre. Tout ce que j'ai pu ressentir les autres fois, avec les autres filles. Ravagé, dévasté, écorché, brûlé vif au napalm.

Comme je reste sans voix devant mon cahier, à relire cette phrase abominable que j'ai écrite dix fois au moins, mon esprit se met à divaguer, irrationnel. Comment croire en quoi que ce soit, en qui que ce soit, comment avoir confiance en l'être humain après cela ? Ce n'est pas comme si notre histoire n'avait été qu'une histoire. Il y a encore trois semaines elle voulait faire sa vie avec moi, me demandait en mariage, exigeait des fiançailles dès mon retour, parlait de porter mes enfants, d'un karma qui nous aurait réunis après que la mort nous ait séparée dans une vie antérieure ! Et puis finalement elle me quitte pour n'importe quel type qu'elle vient de rencontrer ! Je sais même pas qui c'est, ce connard de merde ! Est-ce Seb, le vendeur de chemises ? Non ! Elle ne me quitterait pas pour un putain de vendeur de chemises !

Jamais, en vingt-six ans, je n'avais parlé mariage ni enfants avec aucune fille, peu importe à quel point j'avais pu être amoureux. Jamais je ne m'étais engagé de la sorte et voilà le résultat. Autant de promesses foulée du pied, vas-y que je pisse dessus et m'en vais baiser ailleurs ! Je voudrais pleurer mais je n'y parviens même pas, je suis trop estomaqué ! Les gens n'ont-ils donc aucuns principes, aucune parole, rien qui permette de se fier à eux d'aucune manière ? Je me sens d'un coup seul au monde. Je ne suis pas parfait, mais je m'efforce de faire ce que je dis et de dire ce que je fais. Je voudrais quitter cet asile de fous. Je me sens seul au monde parce que je viens de subir la trahison la plus éhontée de ma vie d'adulte. Mais il y a pire. Je suis seul à Yangshuo. Je suis seul en Chine. Je ne peux pas écumer les terrasses avec mes amis les plus proches pour me réconforter et tenter d'y voir clair. Je suis seul à l'autre bout du putain de monde et j'ai encore une semaine à tirer ! J'ai envie de hurler mais je ne peux pas déballer le pire drame de tous les temps à des inconnus, encore moins leur pleurer dans les bras !

Bref, je suis dans la merde.

Le temps de reprendre un peu mes esprits, j'écris un long mail à ma princesse pour lui faire part de mes sentiments, de mes peurs, de mon engagement. Je ne peux rien faire de plus. Je ne peux pas lui dire que je sais au risque de passer pour fou, juste lui parler du rêve mais seulement comme d'un rêve. Mais je perds mon temps. Je ne peux pas l'atteindre. Je suis tellement épuisé déjà. Je ne crois pas parvenir à la récupérer. Je dois accepter, me faire à l'idée, admettre que tout est foutu. Je me reprends un peu, me dis que je survivrai. J'ai perdu ma princesse indienne. Cette phrase a des sonorités insupportables. Mais je survivrai. Je me jure de ne pas me morfondre pendant des mois. Je me jure de surmonter ça. Je me jure d'être fort, et sage, et... J'élabore tout un tas de théories qui puissent donner un sens au fait de rencontrer l'âme-sœur et de la perdre aussi vite. Je trouve quelques possibles explications. Je me sens un peu mieux quelques instants. Je m'efforce de tenir les promesses que je me suis faites l'autre soir, chez M. Ma. Je me souviens des enseignements d'Ayn Rand et d'Arnaud Desjardins. Faire avec ce qui est. Accepter le réel pour ce qu'il est...

Oh, et puis à quoi bon ? Le réel, c'est que je souffre atrocement. Il sera temps de guérir plus tard. Pour le moment la seule chose qu'il faut accepter, si l'on veut être réaliste, c'est que je souffre atrocement. Le voilà, le réel.

Alors, comme je ne peux pas boire de thé en pleurant dans les bras de mes amis, je bois de la bière avec des inconnus, jusqu'à être assez défoncé pour pleurer et dormir. Je me lie d'amitié avec un jeune Chinois, Johnson, qui enseigne l'anglais. Je passe la soirée avec lui et ses amis. J'essaie de ne pas parler trop de mon problème, quoi que me trouvant incapable de le leur dissimuler. Ils comprennent et s'efforcent avec une relative efficacité de me changer les idées. Nous rions, même. Après leur départ, je m'attarde dans le bar parce que les serveuses ont mis un manga sous-titré en anglais. Je passerai trois ans à chercher à retrouver ce dessin animé, qui sortira finalement sur les écrans français en 2005 : il s'agit de Pompoko. Mais dans le sous-titrage de cette version-ci, les Tanukis sont – allez savoir pourquoi – appelés Tabukis. Je prends l'histoire en route et me laisse complètement happer. À la fin du film, les Tabukis sont contraints de se déguiser en humains, de vivre cachés parmi nous. Un Tabuki soudain en reconnaît un autre dans une ruelle nocturne, reprend son apparence animale, s'en va célébrer ses retrouvailles avec un petit groupe de ses semblables. Dans l'ivresse, cette scène m'émeut en profondeur, me renvoie à la solitude existentielle que je ressens au milieu de la cruauté de mes semblables. Où sont mes semblables ? Où sont cachés les autres Tabukis ? Je sanglote, aussi discrètement que possible.

En quittant le bar qui ferme, je me prends les pieds dans une marche et m'éclate au sol, la tête la première. Je m'explose l'arcade sourcilière gauche. Une semaine avant le départ brutal de la rouquine, je chutai et m'explosai l'arcade sourcilière droite. Une boucle se boucle. Tout le long du trajet vers l'hôtel, seul dans les ruelles désertes, je pleure comme une madeleine en songeant que ma princesse n'est pas une Tabuki et que j'ai tout perdu...

Je nage en plein mélo mais se faire plaquer par une princesse indienne, c'est très Bollywood au fond...


Prochaine expérience : The Yanghuo Experience (Pt. 2).

Aucun commentaire:

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...