24 février 2012

The India Experience - 19/ The Long Way Home Experience (Pt. 2)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Long Way Home Experience (Pt. 1).


22 mars 2001 - 29 mars 2001 : The Long Way Home Experience, de Hampi (Karnataka) à Lyon (France), en passant par Hospet (Karnataka), Hyderâbâd (Andra Pradesh), New Delhi (Delhi), Amritsar (Punjab), Lahore (Pakistan), Karachi (Pakistan) et Istanbul (Turquie).

Le réveil est épique, la fièvre est un peu retombée mais je suis toujours à la limite du délire. Je parviens tout de même à me traîner jusqu'à une navette qui me conduit à la frontière, que je traverse juste avant qu'elle ne ferme. À la gare de Lahore, j'apprends que le train est plein et qu’on ne peut me donner qu’une place « debout ». Quoi que peinant précisément à tenir sur mes jambes, je suis bien obligé de prendre ce train et peu importe de devoir passer ces dix-neuf heures assis, couché ou en lévitation ! Je me retrouve donc entre deux wagons, en compagnie d'une bonne dizaine de Pakistanais. Nous sommes là entassés les uns sur les autres, vautrés sur le sol crasseux, utilisant nos bagages comme oreillers et somnolant comme nous pouvons. Le désert du Thar, tout autour, est encore plus beau que du côté indien, mais la fièvre et mes incessantes excursions aux toilettes m’empêchent de vraiment profiter du paysage. Au matin, un homme s’enquiert de mon état (malgré le bronzage, je suis blanc comme neige). Comme je n'en mène pas large, il profite d’un arrêt de dix minutes à une gare pour s'éclipser et me ramener deux cachets de Dieu sait où : un pour la fièvre, un pour la diarrhée. À ce stade, tout le monde a compris dans quel état je suis : mes compagnons de voyage, bienveillants, redoublent d’attentions à mon égard. Jusqu’au geste fatal : à une heure de l’arrivée, on m’offre une cigarette. Je n’ai pas fumé depuis un mois, j’en ai perdu toute envie. Mais je suis, comment dire, tellement à bout, tellement prêt à m'accrocher à n'importe quoi qui m'apporte un peu de réconfort… Alors j’accepte. Et comme tous les fumeurs le savent, je suis perdu dès la première bouffée, condamné à m’y remettre peu à peu.

Ce trajet de Lahore à Karachi restera parmi les moments les plus pénibles de mon existence. Paradoxalement, je vis cet enfer avec au fond de moi une sorte d'amusement. Je sais que j'y repenserai avec tendresse, que le mauvais trip se transformera en bon souvenir. Accepter le réel tel qu'il est et sourire ?

Je me sens un peu mieux (comprendre « moins pire ») lorsque le train me jette à Karachi. Je me perds en cherchant l’aéroport. Deux bons samaritains me viennent en aide. Plutôt que de simplement m’indiquer le chemin, ils me conduisent sur place, comme cela se fait souvent en Asie où les gens sont serviables et pas juste polis. Les Pakistanais sont, décidément, les gens les plus amicaux qui soient ! Quinze heures durant, quinze interminables heures, je comate lamentablement sur un banc de l’aéroport. En face de moi, un écran de télé diffuse deux-cent-cinquante fois d’affilée la même pub pour Pepsi Cola avec des filles dénudées (au Pakistan, je vous prie !). Les pages de pub sont entrecoupées de vidéos de crashs aériens avec des rires pré-enregistrés (dans un aéroport, je vous prie !). Je regarde ça avec un mélange d’indifférence et de fascination, me demandant de temps à autre si je n'ai pas des hallucinations à cause de la fièvre (mais non, je n'en ai pas). Les mouches, elles, me harcèlent comme si leurs copines du désert leur avaient passé le mot. J’envisage le plus sérieusement du monde d’écrire aux Nations-Unies pour suggérer un génocide mondial et organisé de l’espèce mouche, voire de toutes les espèces arthropodes. Enfin, je fais le constat suivant : « Cinq jours que je ne fais qu’attendre… Attendre que mon train parte, attendre que mon train arrive, attendre que des bus qui n'arrivent jamais se décident à partir, attendre que ma fièvre diminue, attendre que mes intestins se vident, attendre que mon avion décolle… ». Et finalement, vidé de tout au sens propre comme au sens figuré, j'accepte tout, et j’écris Vierge.

Je commence, pour quelque raison, à suffoquer comme un asthmatique lorsque l’heure de s'envoler arrive enfin. Je m’avère évidemment incapable de dormir pendant les huit heures de vol. Turkish Airlines a décidé de diffuser Charlie et ses drôles de dames. C'est un nanar intégral mais la distraction est bienvenue. Dans les écouteurs, je découvre What It Feels Like For A Girl, le nouveau single de Madonna. C'est une berceuse. C'est magnifique. Je vibre.

Ma première pulsion, débarqué à Istanbul, est de me précipiter dans un MacDo pour y boire un vrai café européen. Il me reste exactement assez d’argent pour m'offrir un aller-retour en ville, du pain, du fromage, un livre d’occasion et deux ou trois cafés supplémentaires. Curieusement, je tombe sur Le planétarium de Nathalie Sarraute en français. Ce court roman ne suffira pas à m'occuper pendant deux jours, mais enfin c’est mieux que rien. Ah parce que oui, il faut préciser que mon escale dure deux jours et deux nuits. Et comme une chambre d'hôtel est hors de question, il ne me reste plus qu'à camper à l'aéroport !

La première nuit est sportive : comme les bancs sont inconfortables, j’essaie de dormir par terre à trois endroits différents. Je me fais systématiquement dégager par les vigiles, jusqu’à céder et occuper ces damnés bancs ! Preuve s'il en est de quelque sixième sens, la première fois je rêve que je me fais virer par des vigiles et immédiatement après, ils me réveillent ! Je suis moins malade mais je fais des cauchemars toute la nuit (ma mère, encore et toujours, qui me menace, picole, se suicide en chantant la chanson de Ghost, ressuscite ensuite pour me harceler de plus belle, ce genre de trucs infernaux…). Après la canicule indienne, la climatisation de l’aéroport me donne l'impression d’être à l'intérieur un freezer, je ressors le pull et la veste du sac. Comme il me reste exactement de quoi m’offrir deux cafés, j’en prends un le matin et un le soir, tout ceci justifiant que je passe douze heures assis à la même table. En face de moi il y a MTV et je saute de Sarraute à Janet Jackson et de Janet Jackson à Sarraute, parce qu’il me semble que MTV ne diffuse rien d’autre que Janet Jackson. Je finis par compter les artistes et réalise qu’en douze heures, MTV diffuse en boucle les clips d’une quinzaine de musiciens. Dix ans auparavant, lorsque l’ado que j’étais passait des journées entières devant MTV, la chaîne diffusait des tas de trucs variés. Je me dis alors, déjà en 2001, que les majors nous prennent vraiment pour des cons lorsqu'ils viennent nous expliquer que les téléchargements illégaux « tuent la diversité musicale » ! Pour rester en famille, MTV m'offre un seul vieux clip : In The Closet de Michael Jackson. C'est ce jour-là que je réalise à quel point l'album Dangerous, paru en 1991, était visionnaire ! Non seulement rien, à l'époque, ne sonnait comme cela. Mais surtout, et c'est là que le génie du producteur Teddy Riley est flagrant, l'essentiel des tubes de 2001 semble calqué note pour note, son pour son, sur le contenu de Dangerous. En 2010, je puis dire que cette assertion est toujours valable ! Cette influence indéniable sur l'avenir de la dance music, cet avant-gardisme spectaculaire en font, au bout du compte, le meilleur disque jamais enregistré par Michael Jackson ! Pour le reste, je m’ennuie tellement qu’il me vient des idées bizarres, comme par exemple un Mysterio dont le masque serait un stroboscope de boite de nuit. À présent, je ne rêve plus que d’un bain chaud et d’une nuit dans mon lit douillet. Mais je dois encore m’en farcir une dernière sur les bancs de l’aéroport avant de, enfin, m’envoler pour Lyon.

Je n'ai aucun souvenir du vol Istanbul-Lyon. Je me souviens clairement, par contre, que c’est une espèce de zombie pâle, sale et maigre comme un clou que mon ami Christophe N. récupère dans un éclat de rire à l’aéroport. Lorsque nous en sortons, l’odeur de cet air pourtant si familier, froid et sec, me choque les narines. Rouler dans une Twingo sur une route plate me donne l’impression de glisser sur l’air à bord d'une navette spatiale. Faire couler de l’eau chaude dans une baignoire me semble aussi miraculeux qu'une piscine à vagues ! Le confort qui soudain s’offre à moi me donne l’impression d’être devenu millionnaire. Mon appartement pourrait tout aussi bien être le palace d’un émir arabe… Replongé dans ce confort ordinaire, je réalise combien je suis riche en comparaison des gens que j’ai rencontrés en Inde. Et je ne parle même pas des sans-abri, simplement de tous ceux qui ont juste de quoi s’offrir un toit, quelques vêtements, trois repas par jour et un vieux radio-cassettes ! Ce sera la dernière « révélation » de ce voyage : le luxe, l’opulence ahurissante dans lesquels nous vivons tous ! Le fait que le moindre RMIste français possède une télé, un lecteur DVD, un ordinateur, le chauffage, l'eau courante et de surcroît chaude et potable, une console de jeux vidéos, un frigo, un lave-linge, un micro-onde… Et de ce jour, en dépit des années de vache maigre qui m'attendent, je n’aurai plus jamais l’angoisse de ne plus pouvoir payer une facture ou de manquer d’argent pour finir le mois. Parce que de ce jour je sais qu’ici, en comparaison de l'Inde, même le pauvre est riche !

Et c’est sur cette pensée réconfortante, dans un bain chaud bien mérité, que se termine mon expérience indienne. Bien d'autres aventures m'attendent à Lyon qui, un an et demi plus tard, vont me conduire en Chine ! Mais cela est une autre histoire…


Expérience suivante : A Prelude 2 The China Experience.

(& pour le second voyage en Inde, c’est ici !)

18 février 2012

La peine de mort est-elle une peine ?

Un texte de Lor Zevan, que je viens de découvrir et que je trouve aussi juste que beau :

« Marine Le Pen a l'intention de recourir à un référendum pour rétablir la peine de mort aux tueurs d'enfants.

Il y a déjà cette nuance aberrante de la sélection des gens à tuer légalement : les tueurs d'enfants. Autrement dit, vous pouvez tuer leurs parents mais pas les enfants. C'est très con. Et c'est normal que ce soit très con. Parce que avec la peine de mort comme sanction de la justice des hommes, nous sommes dans l'absurde.

La mort est un mystère absolu. Plus que la vie même que nous expérimentons, éprouvons, connaissons sans même toujours la comprendre, par tous nos pores. La mort ne nous atteint que par disparition des autres. Nous ne savons rien de la mort sinon que les gens qui étaient là disparaissent pour toujours. La mort est le trou noir autour duquel tournent et planent nos vies, au long des jours et des nuits. La mort est le mystère du mystère. Nous ne savons rien de la mort, nous sommes, au sujet de la mort, dans l'ignorance la plus totale et l'impuissance la plus absolue. Nous savons juste que... nous sommes TOUS condamnés à mort. Et c'est cela que nous prétendons utiliser comme sanction pour faire justice ? Cet aveu d'impuissance, d'ignorance et d'absence à nous-mêmes ?

Appliquer la peine de mort comme sanction suprême de la justice des hommes c'est appliquer "quelque chose" que l'on ne connaît pas, que l'on ne comprend pas, que l'on ne maîtrise pas. On ne sait pas ce qu'on fait à quelqu'un quand on le tue. On ne sait pas ce qu'on fait à quelqu'un quand on l'envoie dans la mort. Excepté qu'on s'aligne sur la même barbarie et la même violence que celle que l'on prétend punir. Et c'est la civilisation qui est la première victime de la peine de mort.

Tu nous les brises, Marine. Les belles choses de la vie et le cœur, tu nous les brises.

Nous sommes tous condamnés à mort. »

À titre personnel j'ai toujours été opposé à la peine de mort, davantage par prudence que par idéologie. Parce que, comme le souligne Lor, nous avons affaire à un geste dont les conséquences nous échappent. Parce que ce qui vit tend à vouloir vivre et que, sans même chercher à faire de la vie quelque chose de sacré à tout prix, je crois qu'il est plus raisonnable, plus prudent, de s'efforcer de la respecter. C'est pour cette même raison que je suis végétarien (ça et, bien évidemment, la souffrance infligée avant et pendant l'abattage de nos « aliments »). C'est une grande responsabilité que celle qui consiste à décider d'ôter la vie à un être, une responsabilité plus que hasardeuse. C'est aussi un acte d'une grande violence, quelle que soit la méthode employée. Je suis contraint, afin de pouvoir continuer à me nourrir, de gazer les hordes de fourmis qui attaquent quotidiennement mon appartement et tout aliment qui s'y trouve (c'est un véritable problème au Cambodge). Je le fais sans plaisir, et à contre cœur. Je garde en tête qu'il serait mieux de ne pas avoir à le faire, que ces fourmis tendent à vouloir vivre et que rien ne démontre que leur existence soit moins importante que la mienne.

Deux choses m'ont, par ailleurs, toujours étonnées...

La première est cette idée qu'une condamnation à mort soit une punition plus grande que la prison à perpétuité. C'est très discutable. Je choisirais la peine de mort sans la moindre hésitation, si le choix m'était donné. Le fait même de « punir » me semble, de toute façon, contre-productif. Il vaudrait mieux chercher à réinsérer, à éduquer, et dans cas les plus graves, à isoler définitivement - mais humainement - l'individu dangereux de ses concitoyens. Mais le « punir » ? Pour quoi ? Pour qui ? Créer davantage de souffrance n'effacera pas la souffrance existante. Nous n'aboutirons à rien tant que nous resterons dans une logique de souffrance, de perpétuelle surenchère de souffrance...

La seconde, c'est ce package-deal idéologique d'une certaine droite : non à l'avortement (parce que la vie est sacrée, voire parce que Dieu) d'un côté, oui à la peine de mort de l'autre. Dans un cas la vie est sacrée, dans l'autre elle ne l'est pas. Dans un cas la vie est une œuvre divine qu'il convient de respecter, dans l'autre non. On peut le justifier de toutes les façons que l'on veut (les fœtus sont innocents, pas les tueurs, etc.), cela me semble très incohérent. Mais c'est la nature même des package-deals idéologiques, affranchis de toute pensée rationnelle et objective, que d'être incohérents. On pourrait m'objecter qu'il en va de même du package-deal qui se dit en faveur de l'avortement et contre la peine de mort. Je me souviens avoir un jour entendu quelqu'un (qui ?) déclarer : « On peut être contre l'avortement et pour sa légalisation ». C'est à peu près ma position : prudence, encore.

Bref, le débat est ouvert, reste ouvert, le restera sans doute à jamais. La seule leçon que j'en tire, c'est qu'il vaudrait mieux jeter les package-deals idéologiques à la poubelle, et réfléchir autant que se peut avant de parler, sinon de voter...

17 février 2012

The India Experience - 18/ The Long Way Home Experience (Pt. 1)

Premier voyage en Inde, février-mars 2001.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Hampi Experience.


22 mars 2001 - 29 mars 2001 : The Long Way Home Experience, de Hampi (Karnataka) à Lyon (France), en passant par Hospet (Karnataka), Hyderâbâd (Andra Pradesh), New Delhi (Delhi), Amritsar (Punjab), Lahore (Pakistan), Karachi (Pakistan) et Istanbul (Turquie).

Avant même de partir, je nomme cette étape la Long Way Home Experience. Je n’aurais pas pu trouver mieux. Huit jours de déplacements ininterrompus ou presque, voilà le marathon qui m’attend. Je n’ai pas le droit de rater un seul train ni un seul bus car mon avion, lui, n’attendra pas. J’ai pour toute lecture mon guide Lonely Planet, que je connais déjà à peu près par cœur, et L’alchimiste de Paulo Coelho, que la fille aux yeux de miel vient de m'offrir. Comme une barque m'emporte en tanguant, celle-ci agite son mouchoir sur les bords de la rivière, entourée de Michaël et de l'Allemande. Au revoir les amis…

Un bus me conduit de Hampi à Hospet, où j'enchaîne avec un train pour Hyderâbâd. Je dors tout du long et n'émerge que parvenu à bon port. La triple agression du boucan, de la chaleur et des rickshaws qui veulent absolument m’emmener quelque part alors que je ne vais nulle part est un peu violente au réveil. Je trouve refuge dans un bouiboui crasseux. J'y soigne mon abrutissement à grandes lampées d’un chai au goût indéfinissable. J’ai une journée entière à passer à Hyderâbâd et je n’ai aucune idée de ce que je vais en faire. Après Pushkar, Jaisalmer, Om Beach et Hampi, je n’ai guère d'inspiration pour visiter une métropole de trois millions d’habitants. Il me vient tout de même un éclat de lucidité dans mon coltard : « L’amour ne peut pas blesser : on peut aimer tant et plus, il n’en résultera pour l’être aimant et l’être aimé que de l’émerveillement. Faire attention par contre au désir, au besoin, au manque, à la jalousie qui peuvent se superposer à l’amour mais n’ont rien en commun avec celui-ci ». Décidément inspiré, je me réapproprie Descartes et ponds en outre cet étrange décret : « Je suis, donc je suis heureux », suivi de « Toujours donner, ne jamais accorder ». Je commence aussi à déchiffrer le sens de ce « tout est son contraire » qui me hantait avant mon départ. Nul endroit n'est meilleur pour cela que l’Inde, qui mélange le plus naturellement du monde le sordide et le poétique. Je prends ensuite note, pour les mois à venir, de tout un tas de projets personnels (je n’en réaliserai aucun) et artistiques (je les réaliserai tous). Alors même que je me demande si je ne devrais pas bouger mon cul et aller marcher, le patron du boui-boui me somme de libérer la table que j’occupe depuis déjà deux bonnes heures. Je erre jusqu’à trouver un parc. Là, hanté par la fille aux yeux de miel, j’écris d’une traite Apprécie et Elle me brûle les neurones.

Il me faudra longtemps pour digérer mon échec à Om Beach mais le pire est derrière moi et une fois de retour à Lyon je pourrai passer à autre chose. Ce qui est dur c'est que je suis encore fou amoureux. Ou plutôt, si j'en crois ce que je viens d'écrire sur l'amour, je suis encore rongé par le désir. L'idée que c'est mort m'est insupportable. Pourtant c'est ainsi. C'est ça qui est réel. Il faut l'accepter. Le temps est mon allié. Mais là, il passe pas assez vite.

Je retourne à la gare. Il faut encore attendre. Un pauvre erre me réclame quelques roupies. Je les lui concède, quoi que l'état de mes finances s'avère de plus en plus inquiétant. C’est un homme à qui je ne donne pas trente ans, beau garçon, le regard vif. Mais ses haillons sales et ses joues creuses trahissent une pauvreté sans perspectives. Sans doute est-il mort aujourd'hui. Comme il s’en va, je lui pose la main sur l’épaule. C'est un geste gratuit, juste pour lui signifier à quel point je suis navré que le destin ait été si injuste avec lui. Il interprète mal mon attention, me fait comprendre qu’il est prêt à tirer un coup. Comme il ne parle pas un mot d'anglais, j'ignore s'il désire se vendre ou se donner. Il me semble toutefois, à la façon dont ses yeux s'illuminent, qu'il s'agit plutôt de mendier un peu de plaisir à l'existence. Je lis une grande déception dans ces mêmes yeux, lorsque je refuse.

Après cela, je rencontre un Français allumé mais gentil. C'est une espèce de geek, qu'on croirait débarqué d'un camp hippie du Larzac. Il me fait de grands discours mystiques sur des « cycles de neuf » qui seraient le socle de l'existence, et autres grandes vérités universelles qui n’apportent aucun éclairage nouveau à mes questionnements. Je suppose que je ne pouvais pas quitter l’Inde sans faire l’expérience de ses baba-cools mystiques. Une fois dans le train, je repense à tout ce qu’il m’a raconté et je réalise que la seule et unique grande vérité consiste en l’acceptation du réel tel qu’il est

C'est ce déni du réel, de la part des gens du Point Moc, qui m'a rendu fou. Une fois que j'expliquais à mon ami Ben T. qu'ils traînaient la vérité dans la boue, il avait objecté que « la ''vérité'' c'est un truc subjectif ». « Non, pas toujours. D'une part il y une vérité mesurable : celle de l'adéquation entre les paroles et les actes. Ces gens-là prétendent œuvrer pour notre bien à tous, mais il ne font rien du tout ! Tout ça c'est du baratin pour baiser des minettes (ou des minets). Ils ne vont pas améliorer le monde en buvant des bières dans leur squat. Ils pourraient faire des études, faire de la politique, aller bosser dans des ONG, à l'ONU, à la CPI, aller se battre là où se prennent les vraies décisions, tout du moins adhérer à des associations caritatives ou politiques, écrire des livres et des articles, que sais-je...? Mais non ! Ils glandent du matin au soir et ils se posent en sauveurs ! D'autre part, les mensonges qu'ils répandent sur moi sont précisément ça : des mensonges. » Là encore, Ben a protesté : « Ils te perçoivent d'une manière, tu te perçois d'une autre, c'est tout. Ce sont des opinions, pas des mensonges ! ». « Non ! Ils me prêtent tout un tas de pensées et d'intentions qui sont fausses, puis ils crient aux quatre vents que je suis comme ça. Je prends un exemple très concret : tu as méga envie de pisser, genre t'en peux plus, alors tu pisses sur le premier mur que tu vois. Ensuite, le propriétaire de la maison proclame partout que tu as pissé sur son mur parce que tu l'aimes pas, exprès pour le faire chier. Il y a procès d'intention. Et il y a une vérité (tu avais envie de pisser au point de pisser n'importe-où) et un mensonge (tu avais envie de pisser sur le mur de ce type pour l'emmerder) ». C'est après cette conversation que Ben a accepté de monter Rumeur publique. Plus tard, il a dessiné une affiche : on y voyait une femme en niqab, en Afghanistan. Le slogan de l'affiche disait « Soirée féministe non-mixte au Point Moc ». L'Afghane disait : « Ça me fait une belle jambe… ».

Le trajet pour New Delhi n’en finit pas de n’en pas finir. J’ai déjà avalé L’alchimiste (qui m'a pas mal éclairé sur ce qui m'est arrivé à Om Beach), alors je tue le temps à regarder les paysages et à relire ce que j’ai écrit depuis le début du voyage, tout en plaignant mes pauvres fesses qui souffrent sur leur siège en bois.

De retour dans la capitale, je cherche longtemps une connexion internet qui fonctionne, puis je traînasse en terrasse d’un café. Huit heures d’attente, et je ne sais que faire ni où aller. Alors je ne fais rien et je ne vais nulle part. Mon estomac commence à faire des siennes et le train suivant est peu accueillant. Je m'y retrouve écrasé sur mon siège en bois, entre un Indien et la fenêtre, le derrière de plus en plus douloureux. Je me sens fiévreux et je commence à fatiguer sérieusement. Les hurlements en hindi des divers marchands de nourriture et de chai m’explosent les oreilles, me tapent sur les nerfs autant qu’une armée de moustiques.

Je comprends soudain que si les pointmoqueurs m'ont tant exaspéré, c'est en fait parce qu'ils me rappelaient ma mère. Toute mon enfance, elle n'a cessé de me répéter que je la détestais, que j'étais fondamentalement mauvais, que je voulais lui faire du mal, que je conspirais contre elle. Tout ceci était faux, mais ces mensonges me valaient des nuits entières à me faire rouer de coups. Alors depuis, les procès d'intention et moi... D'autant plus s'ils proviennent d'individus qui ne m'ont pour ainsi dire jamais adressé la parole, qui ne savent absolument rien de moi. Je me dois de rendre coup pour coup. Parce que je sais où ça mène de laisser faire. Parce que ça m'a coûté trop cher quand j'étais môme.

Je suis officiellement malade lorsque le train déboule à Amritsar. Je chope un rickshaw pour le Temple d’Or où je compte passer la nuit. Le chauffeur essaie de de me la faire à l’envers et veut me déposer à mi-chemin pour le prix de la course. Pas de bol pour lui, je suis déjà venu. Comprenant qu'il a affaire à quelqu'un qui est au bord de la crise de nerfs, il s’écrase et m’emmène à bon port. Une fois arrivé, je ne peux m’empêcher de le traiter de cheater devant tout le monde, au grand amusement de ses compatriotes. Et puis je m’écroule dans le dortoir. Je dormirais bien deux ou trois jours d’affilée, sauf que la frontière indo-pakistanaise n’est ouverte que le matin. Si je n’y suis pas à midi le lendemain, je suis bon pour rater mon avion. Je passe une nuit épouvantable : je suis réveillé toutes les heures par un impérieux besoin d’aller vider mes tripes aux toilettes et la fièvre ne cesse de monter. Lors de l’une de ces expéditions, vers quatre heures du matin, je dois avoir dans les 39 ou 40° parce que j’ai l’impression d’être sous acide. Le spectacle du temple dans la nuit, avec les pèlerins qui dorment partout par terre, prend alors des allures d’hallucination (je vois littéralement l'image vibrer).

Défendre la vérité est une chose. Accepter le réel en est une autre. Accepter le réel, c'est accepter que des gens me haïssent et parvenir à en sourire (même si je décide par ailleurs de m'opposer à eux). Accepter le réel, c'est accepter que la fille aux yeux de miel n'est pas amoureuse de moi et en sourire. Cela semble impossible, et pourtant c'est là que se trouve la seule et unique vérité universelle. La seule et unique clé du bonheur qui s'offre à nous. « Tout est son contraire ». C'est ça, le sens de cette phrase : il m'appartient de transformer ce qui est douloureux en quelque chose d'indolore. Il m'appartient de transformer ce qui me semble indispensable en quelque chose de superflu. Alors, peut-être, serai-je vraiment heureux. Accepter le réel pour ce qu'il est : neutre. Dix ans plus tard, je travaille encore à appliquer ce principe et je réalise qu’à bien y songer, j’ai bel et bien eu une « révélation » en Inde… Mais elle était si peu spectaculaire que je ne m’en suis pas rendu compte !

En attendant, j'ai un avion à prendre le lendemain et pour cela, une frontière à traverser avant midi. Dans mon état de semi-délire, l'affaire n'est pas gagnée…


Prochaine expérience : The Long Way Home Experience (Pt. 2).

6 février 2012

Un air de famille...?

Clique sur le hamster et épate tes collègues de travail...



(Merci à Cachou.)

4 février 2012

Prier pour les vivants



















vers d'autres contrées
d'autres horizons
le feu maîtrisé
par tant de raison
autant de concepts
autant d'ambitions
bien trop de préceptes
trop d'abnégation

si longue est la route vers l'absolu
chemin parsemé de « si j'avais su »
insatiable quête d'intensité
espoirs obstinés, si souvent brisés
j'ai prié pour les morts en me couchant
valait-il mieux prier pour les vivants ?

à travers le ciel
tourbillon d'idées
résonne l'appel
la réalité
adieu, rêveries
bye-bye, émotions
voici un vrai lit
de vraies sensations

si longue est la route vers l'absolu
chemin parsemé de « si j'avais su »
insatiable quête d'intensité
espoirs obstinés, si souvent brisés
j'ai prié pour les morts en me couchant
il vaudrait mieux prier pour les vivants

aurons-nous le choix
d'être toujours bons
de suivre la voie
par tant de saisons ?
dans mes draps de soie
position fœtale
je cultive la foi
un songe vertical

si longue est la route vers l'absolu
chemin parsemé de « si j'avais su »
insatiable quête d'intensité
espoirs obstinés, si souvent brisés
j'ai prié pour les morts en me couchant
mais qui saura prier pour les vivants ?


(La première version de ce texte remonte à 1996, il fut à l'époque publié dans le fanzine Scrach. Il fut largement retravaillé en 2011 pour un projet musical de Gilbert Gandil et Fabienne Labanda. Ce fut pour moi un honneur que de répondre à la demande de ce grand monsieur, qui avait eu connaissance de mon travail via Fabienne. Le projet musical est malheureusement tombé à l'eau depuis mais le texte, lui, est toujours là...)
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